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EDITIONS
     
     
 
 
     
  Corps électromagnétiques  
  Nina Czegledy, Louise Provencher, Jean-Luc Soret.
Commissaires, Août 2006.
 
     

Corps électromagnétiques expose, par les deux termes qui le composent, une attention portée aux signaux qui nous traversent et nous informent, bien souvent à notre insu. Le projet a en effet pour cible d’explorer un jeu de forces, naturelles et artificielles, opérant aux limites ou hors du perceptible ainsi que la stratification des hypothèses qu’elles ont suscitées au fil du temps– que ce soit en anthropologie, sociologie, philosophie, physique, neurobiologie, histoire de l’art ou dans l’entre-deux des champs disciplinaires. Comme transducteur de ces forces, le corps : interface par laquelle elles transitent et s’inscrivent, matériellement mais également sur le mode symbolique sinon fantasmatique puisque le corps, condition irréductible de notre rapport à autrui, opère tel un vecteur de sensations et d’affects à la source d’une pensée qui s’élabore et se construit, non comme simple réceptacle d’un « esprit ». En un mot, Corps électromagnétiques, projet artistique initié et conçu par Nina Czegledy et Louise Provencher, en collaboration avec Jean-Luc Soret pour son édition parisienne, a pour principal objectif la prise en compte du corps humain en tant que source, écho, transmetteur d’ondes électromagnétiques et point de résistance à celles-ci.

Le projet cherche, notamment, à pister l’impact sur notre conscience et notre action de dispositifs techniques (et des savoirs qu’ils impliquent) censés nous les révéler et, éventuellement, aptes à les manipuler. Pour ce, un fil conducteur : Nikola Tesla, visionnaire et prolifique inventeur dont on célèbre en 2006 le 150e anniversaire de naissance. Tesla contribue en effet de façon décisive à l’émergence du monde moderne par des innovations articulées suivant les principes de vibration et de résonance dont celles concernant le développement de la communication sans fil ainsi que la transmission et la distribution, à grande échelle, de l’électricité. Il est simultanément de ceux qui entrevoient de manière aiguë notre immersion, et notre contribution, à la pulsation continue du globe par la prolifération dans notre environnement de systèmes électriques et électroniques. Personnage excentrique et rêveur, Tesla incarne parallèlement, la fragile frontière entre savoir et fiction, ou croyance, c’est selon. Alors que ses générateurs de haute fréquence se trouvent utilisés dans le champ médical en électrothérapie, le voilà travaillant à la possibilité d’un contrôle planétaire de la température et plaidant, utopiste, pour une énergie disponible pour tous grâce au champ électromagnétique terrestre, à l’encontre bien sûr des impératifs économiques du monde industriel de son temps et du nôtre, par la même occasion. Pionnier dans le domaine du radioguidage dès 1893, Tesla est également un de ceux qui anticipent un futur où des « téléautomates » agiraient comme s’ils étaient animés par une intelligence propre. Aurait-il pu anticiper l’essor de technologies toujours plus efficaces à pénétrer le corps vivant et à le réagencer au fil de la captation de sa fréquence propre, à l’instar des expérimentations menées par certains artistes sur les infrasons ? Poursuivant sur sa lancée, sensible à l’héritage des religions orientales mais également, sans doute, au parallèle esquissé par William Crookes entre télégraphie et télépathie, Tesla se perçoit lui-même comme être doté d’un intense pouvoir de visualisation, en tant qu’automate mû par des forces « cosmiques ». Ne faudrait-il pas ici rappeler, l’espace nous manque, la longue histoire des automates, rêvés ou réalisés, culminant avec les enjeux soulevés aujourd’hui par le concept de cyborg ?

Les visées de Tesla, croyons-nous, tributaires d’un contexte historique mais également de la personnalité d’un être singulier, constituent un tremplin privilégié afin que soient reconsidérées les notions de sujet, d’expression et de geste une fois celles-ci transposées dans le contexte d’un corps travaillé et dessiné par les flux électromagnétiques. À ce titre, quelques mots sur les œuvres présentées dans le cadre de Corps électromagnétiques qui, chacune à sa manière, souligne les énigmes qui perdurent en regard des champs sur lesquels Tesla a travaillé. Question préliminaire, inspirée par le titre de l’œuvre de Jocelyn Robert, Saint-Georges et le dragon : pourquoi avons-nous besoin de « héros » tel, justement, Nikola Tesla ? Ne serait-ce pas parce que de telles figures agissent tel un aimant, nécessaire, sur l’imaginaire collectif et individuel sur fond de quête identitaire ? Tesla semble avoir été (ou s’être ?) désigné pour jouer ce rôle. Sparks, vidéo expérimentale de Ælab, explore différents aspects de la vie d’un inventeur particulièrement habile à rendre accessible au grand public les découvertes de son temps. Tesla met en scène, de façon spectaculaire, les phénomènes électriques mais également sa propre personne au gré de portraits photographiques où son regard se pose avec intensité sur le regardeur. Procédé mis particulièrement en valeur dans Homewrecker de Paulette Phillips, une installation vidéo mimant un travail de caméra sur l’appréhension de l’espace cher à Hitchcock et grâce auquel une femme de l’ère victorienne, subjuguant qui se trouve devant elle, réactive la pratique d’un Mesmer, ou les réflexions de Hegel, sur les questions d’hypnose et de magnétisme animal.

Juxtaposition et confrontation des époques par le relais du support de présentation : thème structurant également la vidéo de Jocelyn Robert présentée pour sa part insérée dans le cadre d’un écran d’ordinateur. Tableau dans le tableau ? L’ouverture sur le XIXe siècle se fait par la présence dans la première image d’une machine à écrire : le jeu fantomatique des mains scande silencieusement la composition à laquelle semble obéir la démarche du personnage figurant dans la seconde. Mouvement erratique qui redouble, et trouble, celui d’une image elle-même soumise à un mode d’attraction-répulsion vers celle où se joue la partition. Entre-deux qui s’étire puis se condense, à l’instar d’une mémoire qui se boucle, tourbillonne puis reprend son cours, à rebours.

À rebours toujours, Matrix for Yellow Light de David Tomas met en scène des figures « héroïques », contemporaines de Tesla : Pierre et Marie Curie, devisant sur la couleur du radium dans un laboratoire fictif. L’heure est aux rayons X, - surgeons postulés de la photographie, permettant fantasmatiquement le décryptage des pensées intimes – , et à la radioactivité : nul ne peut plus considérer désormais la matière telle une substance opaque et inerte. Tout à l’opposé, la voilà énergie, lieu de désintégration et recomposition inattendues. Le médium privilégié par Tomas pour opérer ces croisements entre science et croyance, au fil de récits paranormaux invoquant des mondes parallèles : une table, lieu anthropologique d’incorporation des savoirs et des pratiques, conçue ici en regard du modèle aujourd’hui « canonique » pour le déploiement des connaissances, la méthode dite Power Point.

S’agissant par ailleurs de la compulsion contemporaine vers le dernier avatar technologique en vue, l’œuvre de Tomas renvoie simultanément, bien que subrepticement, à l’héritage de l’art conceptuel visant l’indisponibilité de l’œuvre d’art face au marché, une « invisibilité » favorisant justement une mise en lumière de nos attentes face à ce que l’on juge « œuvre d’art ». Travaillant également dans un cadre interdisciplinaire, Ælab réfléchit sur l’impact sociopolitique des technologies dont celles permettant que soient rendus visibles, et manipulables, des phénomènes se produisant aux échelles microscopique et nanométrique. In/fluencing, par le biais de capteurs sensibles aux variations de température, de lumière, du déplacement dans l’espace du spectateur, cherche simultanément à explorer l’idée, contestée, de point zéro énergie évoquée par Tesla ; idée selon laquelle le vide se révélerait tel un puits, inépuisable, d’une énergie naturelle menant au rééquilibrage de l’écosystème mis en danger par la frénésie du développement industriel.

De l’infiniment petit à la force génératrice du mouvement des planètes, simultanément vecteur de la définition du corps humain suivant la chaîne évolutive de l’espèce, mis de l’avant lors de performances des années soixante et soixante-dix dont celles de Stelarc : la gravité. Camera Exercises de Simone Jones expose tout à la fois les efforts réitérés pour y échapper et le fantasme d’y être parvenu, lévitation tête-bêche, par le relais de trucages cinématographiques nous ramenant aux premiers films de Méliès. S’agissant de l’évocation d’une « transcendance » face à une « nature » (biologique ? sociale ?) sensée dicter ses lois, Norman White la pratique depuis longtemps dans le champ de la physique, fomentant sur le mode de l’humour des sculptures robotiques au comportement stochastique. Corpus au sein duquel s’impose de manière exemplaire Abacus.

Demeurons un instant dans l’espace, cet horizon rêvé avec lequel on serait censé s’accorder, ne fut-ce que si l’on garde en tête ce vers quoi tendait Tesla. Alors que Moon Bounce, de Lowry Burgess, dans un complexe chassé-croisé de réflexion d’ondes radio - intègre la surface irrégulière de la Lune dans l’image holographique du déversement des eaux terrestres, Corps de lumière de Marie-Jeanne Musiol cherche à enregistrer par effet Kirlian le flux psychophysique émanant des corps biologiques. Mysticisme d’un rapport « Ciel et Terre », proche de Anselm Kiefer, œuvres où la végétation joue un rôle de courroie de transmission cosmique, et/ou alignement avec le renouvellement d’une biologie qui aurait pris désormais ses distances avec les visées mécanistes occidentales héritées des siècles passés ?

Pour sûr, les technologies d’imagerie par résonance magnétique permettent depuis quelques temps déjà de suivre les méandres de la circulation d’une énergie signalant la pulsation de nos émotions et désirs face à ce qui surgit comme événement. Sous la peau, en-deça de la conscience et la modulant. Shroud/Chrysalis de Catherine Richards témoigne pour sa part, de manière palpable, de la condition de l’être humain à l’ère du perfectionnement des technologies « invasives » pénétrant les corps. À ce titre, il n’est pas inutile de souligner un paradoxe du vocabulaire courant : la course aux appareils « sans fil » n’est-elle pas accompagnée de notre insertion toujours plus intense dans des champs électromagnétiques face auxquels il importe d’opposer une résistance ? Shroud/Chrysalis nous donne l’occasion d’être « débranché » par le relais d’une table de verre - isolant utilisé en référence aux premiers traitements d’électrothérapie- et par l’enveloppement des visiteurs dans un taffetas de cuivre, clin d’œil à la cage de Faraday.

Effet secondaire de cette mise en cocon : une sensibilisation à notre statut d’être sous surveillance. Est-ce la « mort » de l’être humain tel qu’on l’incarne sans en prendre vraiment conscience dans notre quotidien ou l’émergence du « post-humain » ? Tandis que l’on assiste à la mise sous écoute de l’énergie générée par nos appareils électriques, soit le murmure mezzo voce qui ponctue notre mode de vie - une « pollution électromagnétique » filée par Spying the Electromagnetic Work Force de Jean-Pierre Aubé -, se trouvent simultanément redéfinis les termes d’un espace de liberté face à la multiplication de technologies telle celle des RFID (étiquettes intelligentes/radiofrequency identification). Face à ce dernier enjeu, soulevé en été 2006 par la Commission européenne et par ECOS : rencontre internationale d’Eco-création, l’œuvre de Spectral Investigations Collective intitulée Recherches immunitaires s’avère pour le moins des plus pertinente.

Corps électromagnétiques fut conçu dès son lancement à Montréal comme une plateforme invitant à l’approfondissement et à la création d’interprétations liées à sa thématique et, simultanément, comme tremplin favorisant une relecture des œuvres mises en jeu lors de son parcours. Cette intention serait, on s’en doute, demeurée lettre morte sans la présence de « récepteurs » susceptibles de relever la pertinence de ses visées. Et d’y faire écho, tel un corps « résonateur » doué pour les vibrations impromptues et ludiques, prédisposant à une plus grande sagacité face un avenir à anticiper, et à inventer. Corps électromagnétiques a pu bénéficier de l’apport de tels interlocuteurs au ZKM (Karlsruhe), au Conde Duque Medialab (Madrid), à V_2 & TENT. (Rotterdam) et au Ludwig Museum (Budapest). Le Festival @rt Outsiders boucle la boucle en soulignant à son tour l’héritage de Nikola Tesla, cet ingénieur talentueux ayant travaillé à Paris et qui aurait pu, qui sait, y rencontrer Édouard Branly. Charles Halary imagine d’ailleurs un rendez-vous virtuel entre ces deux pionniers des communications radio dans un captivant essai apparaissant dans cette publication, texte où se trouve également logée la genèse de la notion de magnétisme en tant que facteur d’attraction sociale. L’édition parisienne du projet a incidemment pour particularité la mise en valeur de la question du « vivre-ensemble » : définition classique du politique ici reprise à la lumière de la situation d’un individu s’apercevant participer, nolens volens, à des réseaux obéissant parfois, souvent, à des leitmotivs de contrôle et de surveillance sur lesquels il importe aujourd’hui de poser un regard critique.

Corps électromagnétiques termine son parcours mais non, nous l’espérons, les ressorts d’une réflexion sur les relations tissées entre le vivant et le monde électromagnétique. Cette turbulence salutaire, nous la devons à tous les artistes et acteurs participants au projet. Qu’ils soient ici chaudement remerciés.

 
     
     
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